Hu Jia : Surveiller et courir

Contraint à rester chez lui pour la journée internationale des droits de l’homme, Hu Jia, 39 ans, s’est retrouvé dans la situation qu’il connaissait avant que ne lui soit rendu l’exercice de ses droits civiques en juin dernier. Le 27 décembre marquera la date anniversaire de son arrestation « pour subversion du pouvoir de l’état » il y a quatre ans.  Retour sur un engagement pour les libertés en Chine

 
Le compte weibo (@ChongguiShachang, « revenir sur le champ de bataille ») qu’il a ouvert cet été a été rapidement harmonisé, mais Hu Jia reste très actif sur Tweeter (censuré en Chine continentale). Ce matin le prix Sakharov 2008 a envoyé deux posts. L’un pour demander aux dirigeants chinois de publier l’état de leur patrimoine. L’autre pour raconter le retour des gardiens devant son appartement début décembre : « Ces quinze derniers jours, j’ai passé la moitié du temps chez moi surveillé par les agents de la sécurité publique »
  
Celui qui incarne la nouvelle génération des contestataires chinois fait l’objet ponctuellement de mise à l’isolement. C’était le cas pendant le 18ème congrès, c’était la même chose pour la journée internationale des droits de l’Homme le 10 décembre. Or cette entrave à sa liberté de mouvement est contraire à la loi puisque depuis le 26 juin dernier, Hu Jia a retrouvé l'exercice de ses droits civiques. Il est donc théoriquement libre comme l’air.
 
C’est ainsi qu’on a pu le voir réapparaître aux côté de Chen Guangcheng lors de l’échappée belle de l’avocat aveugle au printemps dernier. Il était également le premier à soutenir les militants du sang contaminé lors de la journée mondiale de lutte contre le sida, ou à défendre Liu Xia, assignée à résidence depuis l’attribution du prix Nobel de la paix à son mari emprisonné Liu Xiaobo.

   

► Hu Jia : « Quand je m'ennuie à la maison je vais à Ikea ou au cinéma, cela fait une sortie pour ceux qui me surveillent. »

 
L’entretien que nous publions ci-dessous a été réalisé à la fin de l’été dernier. Rendez-vous a alors été fixé dans un restaurant de la grande banlieue de la capitale chinoise. « Je ne mange pas de viande » nous a t-il prévenu d'entrée d'où le choix d'un établissement végétarien. Soleil et grands sourires sous la tonnelle, et un air de bords de Marne sans la Marne à quelques dizaines de kilomètres de Pékin. Hu Jia nous a raconté avec humour comment il essayait de semer ses gardiens lorsqu’il était assigné à résidence. Il nous a aussi parlé de ses 1 277 jours passés en détention, de son ami Chen Guangcheng et de ses projets.

Vous portez souvent les visages médiatiques de la dissidence chinoise sur vos tee-shirts. On voit régulièrement Chen Guangcheng ou Liu Xiaobo notamment, aujourd’hui c’est l'homme de Tiananmen...
 
Oui, c’est Wang Weilin, l’homme qui a osé faire front aux chars de la place Tiananmen le 4 juin 1989. En tant que simple citoyen, il a réussi à empêcher les machines de guerre de la dictature d’avancer, il a donc fait preuve d’un courage suprême. Ce courage a beaucoup influencé d’autres démocrates dans le monde et notamment en Europe. Le courage d'un Chinois a encouragé le changement dans les pays communistes en Europe. Je suis donc très fier de lui.
 
La Chine a beaucoup changé depuis la répression de Tiananmen.
 
Oui, sur certains aspects, mais pour ce qui est des libertés, moi je suis un prisonnier des Jeux Olympiques par exemple. Les autorités m'ont envoyé en prison parce qu’elles souhaitaient « nettoyer » la capitale. En réalité, les menottes mises aux militants des libertés pendant les JO, c’est un peu la même chose que la répression du 4 juin. C’est juste moins violent mais les autorités poursuivent le même objectif : faire taire les voix dissonantes.
 
Photo SL
 
Quelles sont les conséquences de la résidence surveillée sur votre vie familiale ?
 
Evidemment, le plus dur, c’était la prison. J’ai passé 1 277 jours en prison. En détention, tu trouves que chaque jour est une éternité. Dès que j’ai été libéré, ma vie s’est nettement améliorée. Après, il y a la liberté surveillée. Pendant un an après ma libération, j’ai été suivi partout par la police. Et il y avait des gens chez moi pour bloquer les visiteurs. C'est évidemment difficile dans ce cas de mener une vie normale. Mais j’ai toujours pensé qu’il nous fallait normaliser cette situation qui est anormale. C'est juste une autre manière de vivre. Il y a une phrase dans La Peste de Camus, qui dit que finalement « la peste est aussi une vie ». Si on pense ainsi, notre capacité à s’adapter et à supporter les contraintes augmentent et on devient un adversaire de plus en plus fort face aux autorités. C’est vrai aussi que cela crée des tensions dans la vie de famille. Cela nous a servi de leçon, il faut essayer de garder la bonne distance et consacrer plus de temps à la famille [L'épouse et la fille du dissident vivent à HongKong]. La famille, c'est la forteresse de la joie et de la liberté. Il faut accorder plus de sourire. Il faut aussi essayer de ne pas être trop stressé, pour se tenir éloigner de la peur et de la colère. Réussir à bien mener sa vie, c'est déjà une protestation.
    
Est-ce qu'il est possible d'échapper à la surveillance de vos gardiens ? Et si oui, comment vous y prenez vous ?
 
Depuis le 26 juin dernier, j’ai récupéré mes droits civiques et je ne suis surveillé que de manière temporaire. Avant c’était tout le temps. Cela a commencé en 2001 lorsque je suis intervenu sur le sida et les droits de l'homme. Avant je me consacrais uniquement à l'environnement. J’ai été détenu par la police dans le « Village du sida » au Henan pour la première fois en 2002. En 2004, je suis allé place Tiananmen et la police a élevé mon niveau de surveillance. J'ai depuis la capacité de reconnaître les gens qui me suivent. Il faut avoir de la chance pour s’en débarrasser, on peut difficilement le planifier. Dans le métro par exemple, il faut passer son sac au détecteur de métaux. Une fois il y avait du monde, et quand mon sac est sorti du détecteur je l’ai pris rapidement et j’ai couru sur le quai. Le métro est arrivé à ce moment là, je suis monté dedans et quand la porte s’est refermée, ils avaient quasiment le nez sur la vitre. Ils ont dû se faire rouspéter par leur chef. Parfois aussi, si vous sortez très vite du métro et qu’un taxi libre arrive, vous pouvez les semer.
 
Est-ce qu’à l’époque où vous étiez surveillé en permanence vous connaissiez vos gardiens ?
 
Oui et cela finit même par créer quelques affinités. Au début j’essayais toujours de me débarrasser de mes poursuivants en voiture, ou j’accélérais le pas quand j’étais à pied. Après j’ai réalisé que pour eux c’était juste une manière de gagner leur vie. Je sais aussi que s’ils me perdent ils se font engueuler. Quand c’est une femme par exemple, je ralentis le pas. Et quand je m'ennuie à la maison je décide d'aller à Ikea, ou d'aller voir un film, je me dis que ça leur fait aussi une sortie. Sinon tous ces gens qui surveillent devant mon appartement, s’ennuient aussi. Aujourd’hui les surveillances se sont largement espacées.
 
Aujourd’hui par exemple personne ne vous a suivi ?
 
Oui personne ne m’a filé, et j’ai l’habitude… S’ils étaient là, je les aurais repéré (rires). Cela dit ce n’est pas parce que vous avez récupéré vos droits civiques qu’il y a une justice. La Chine a des lois mais pas de justice, car les lois ne sont pas appliquées. La liberté d’expression est inscrite dans la loi mais est-ce que ca veut dire qu’on a une liberté de parole pour autant ? Une liberté de créer des associations ? Est-ce que les Chinois peuvent manifester quand ils le souhaitent ? Non, et sur internet les propos dissonants sont immédiatement censurés. 
 
 
 
Racontez-nous ce qui s’est passé lors de l’évasion de l’avocat aveugle Chen Guangcheng au printemps dernier, qui a eu l’idée pour l’ambassade des Etats-Unis ?
 
C'est Zeng Jinyan [Ndlr : son épouse] qui a eu l'idée. Ce n’est ni moi, ni Guo Yushan [Ndlr : un activiste chrétien]. On a beaucoup discuté avec Guo Yushan et on s’est dit qu’on ne pouvait pas éternellement transférer Chen Guangcheng d'un endroit à un autre. On risquait sinon de se faire repérer. J'ai demandé à Yushan : « Est-ce que tu peux supporter le fait de te voir appliquer à nouveau ' le règlement 73 ' sur la détention au secret ? » Il m’a dit que si on était arrêté, c’était aussi très risqué pour Chen Guangcheng qui se retrouverait isolé. C’est à ce ce moment là que Zeng Jinyan nous a dit que le seul endroit sûr était l'ambassade des Etats-Unis. Guo Yushan a demandé à un ami de contacter les diplomates américains. Ils ont été d'accord pour l’accueillir, ils ont même envoyé une voiture pour venir le chercher. C'était très dangereux parce que le département de la sécurité nationale avait déjà retrouvé Chen Guangcheng. Il y a même eu une course poursuite sur la route qui mène à l’ambassade des Etats-Unis.
 
Chen Guangcheng a fini par quitter le pays pour les Etats-Unis. Qu’est-ce que vous en pensez ?
 
J’étais pour que Chen Guangcheng reste en Chine. Quand j'étais en prison, des agents de la sécurité nationale m'ont fait comprendre que certains pays pourraient m’accepter si je souhaitais quitter la Chine. Je leur ai répondu : je reste ici, car comme Aung San Suu Kyi l’a dit : « Notre existence est la meilleure des protestations ». J’avais confiance dans l'accord passé entre la Chine et les Etats-Unis. Je ne pensais qu’à une chose : comment allons-nous coopérer avec Chen Guangcheng ? Je lui ai alors conseillé de rester un petit peu dans l'ambassade des Etats-Unis et de faire savoir au gouvernement chinois que c'était une chance pour lui d'aller enquêter sur les crimes commis par le gouvernement local du Shandong [Ndlr : la province de l’avocat aveugle à l’est du pays], la persécution contre la famille de l’avocat aveugle et les avortements forcés. C'était une manière de redorer l'image du gouvernement chinois. Chen Guangcheng le pensait aussi.
 
Qu’est-ce qui l'a fait changer d’avis ?
 
C'est le ministère des Affaires étrangères qui l'a forcé à sortir de l'ambassade. Ils lui ont dit que sinon ils renverraient sa femme et ses enfants dans le Shandong. Et puis sa femme Yuan Weijing l'a appelé pour lui dire que des hommes l'attendaient à la maison avec des bâtons. Chen ne voulait pas laisser sa femme retourner en enfer. Quand il est arrivé à l'ambassade, les officiels des Etats-Unis se sont vite retirés. Il a un peu paniqué. Il est très courageux mais il a eu peur. La Chine et les Etats Unis avaient signé un vrai accord. C'est le gouvernement chinois qui a convoqué l'ambassadeur américain pour discuter de cet accord le 26 avril. Il voulait avoir un fardeau de moins et qu’il quitte la Chine. Et puis certains soutiens lui ont conseillé de partir. Pendant le jasmin [Ndlr : appels sur internet à des « manifestations du jasmin » en février et mars 2011 en Chine], une dizaine d’avocats et militants des droits de l’homme ont été arrêtés. Peu de temps après, le 3 avril, Ai Weiwei a également été arrêté. Ces gens là ont tous été persécutés et la peur du Parti communiste a été plantée dans leur cœur. Ces gens là ont disparu petit à petit du regard de l’opinion publique et d'internet. Ils étaient isolés. Ils se sont peu parlés et se sont peu rencontrés. Résultat : l’avocat Teng Biao a conseillé à Chen Guangcheng de sortir du pays. Et ce conseil est arrivé quand Chen Guangcheng était encore isolé à l'hôpital. Les amis étaient bloqués à l’entrée de l’hôpital. Il n’a pas pu envoyer de cadeau d'anniversaire à son fils. La pression n’arrêtait pas de monter. Et il savait que le gouvernement chinois n'a pas de limite, même diplomatiquement il est capable de duper les gens. Maintenant, Chen Guangcheng poursuit ses études aux Etats-Unis. Pour avoir son diplôme, cela prendra au moins deux ans. Après c'est sûr qu'il essayera de rentrer en Chine. 
 
 
 
Quelles sont vos projets ?
 
Je suis allé en prison à cause de mes paroles, donc j'ai envie de faire plus de choses pour défendre la liberté d’expression. Je souhaite aussi multiplier les actions concrètes et me rendre où il y a des problèmes de droits de l’homme. Je pense au neveu de Chen Guangcheng, Chen Kaigui, et à Liu Xia, la femme de Liu Xiaobo [Ndlr : après cette interview, Hu Jia s’est rendu près de la résidence de l’épouse du Prix Nobel de la paix 2010. Il a lancé récemment un appel à se rendre sous les fenêtres de Liu Xia pour la soutenir]. Je veux aussi que l'adoption du pacte international relatif aux droits civils et politiques, signé par la Chine en 1998, soit respectée. Jusqu'à présent, les parlementaires ne l’ont toujours pas adopté. Mon ambition, c’est d’aider à ce que ce pacte soit validé lors de la réunion des deux assemblées parlementaires à Pékin.
 
On parle beaucoup d’internet. Est-ce que cela a une réelle influence sur les dirigeants chinois ?
 
Les nouvelles technologies nous ont beaucoup aidé, c’est vrai. D'abord, internet nous permet de communiquer et de partager les informations très vite. En plus maintenant avec les téléphones intelligents, on peut prendre des photos ou filmer facilement. Ces technologies nous aident à défendre nos droits. Après il y a toujours la censure. Mes comptes weibo [Ndlr : réseau de microblogging] ont tous été fermés. J'utilise donc plus twitter [Ndlr : censuré en Chine].
 
Qu’est-ce qui vous fait tenir dans ce combat pour les libertés ?
 
Les autorités aimeraient créer une sorte de « syndrome de Stockholm » chez les gens. Pendant mon interrogatoire, il y avait toujours une personne très méchante qui hurlait et frappait sur la table, pendant qu’une autre me disait : « Laisse tomber, laisse tomber…» Il faut faire attention aux gentils dans ces cas-là. C’est le gentil le vrai responsable et le plus intelligent. Il te tend un piège pour gagner ta confiance et pour que tu lui avoues tout. Moi, je crois qu’il ne faut pas avoir peur de manière à se rendre utile le plus possible. En même temps, il n’y a plus grand-chose à craindre : toutes les personnes qui sont déjà allées en prison ne veulent pas y revenir. En même temps, tous ceux qui ont déjà vécu la prison savent ce que c’est et n’ont plus peur !