Chine: Six ans avec les « sans-dents »

Les Arènes ne font pas que des coups éditoriaux, l'éditeur parisien publie aussi de longs récits journalistiques qui ont fait la réputation de la revue XXI. En voici dix réunis dans un seul ouvrage signé par notre confrère et ami Jordan Pouille. Le Tigre et le moucheron est un voyage dans les pas de l’ancien correspondant de La Vie et de Mediapart à Pékin (2008-2014). Une rencontre avec les « sacrifiés de l’expansion chinoise. »

La littérature et la presse occidentale sont pleines de Chine, pas assez de Chinois. Les Chinois, les voici dans cette plongée au cœur de l’empire et ses provinces désormais accessibles en TGV, et pourtant si éloignées des mégapoles et de leurs centres commerciaux rutilants. Qui sont les moucherons, qui sont les tigres ? Nul besoin de relire le discours d’intronisation de Xi Jinping pour comprendre que David et Goliath sont de retour. Le président chinois entend terrasser le dragon de la corruption, pour cela il veut mettre au pas « les tigres et les mouches », autrement dit les dirigeants comme les cadres locaux du parti.

Carte SIM et fil à la patte

Or en Chine, il y a encore plus petits que les mouches. Bienvenue chez les moucherons, le lumpenprolétariat de la Chine contemporaine ! Jordan préfère parler de Chinois « indociles ». Il a probablement raison. Ce qui frappe dans ces pages, c’est l’incroyable résilience des témoins rencontrés. On y croise un pêcheur de cadavre, un prêtre en cavale, des petites mains d’Apple, une jeune femme oubliée de l’état civil, des fantômes de la révolution culturelle etc. Ces voix on ne les entend pas ou rarement, et pour cause : Censurées dans les médias officiels, elles sont souvent difficiles à approcher sans risquer de les mettre en danger. Comme tous les journalistes étrangers en Chine, Jordan Pouille et son épouse chinoise sont contraints de jouer au chat et à la souris avec les agents de la sécurité publique, il faut aussi retirer la carte SIM des portables pour éviter de se faire repérer.   

Road-récits

Ce duo fait d'ailleurs l’originalité de ces road-récits dans la campagne chinoise. Epouse à la ville, traductrice pendant les reportages, la compagne de Jordan Pouille irrigue le texte de son humanité discrète. Grande sœur de « l’enfant de l’ombre » au chapitre 7, c’est encore elle qui s’amuse des ronflements du gardien de l’université de Chongqing et son cimetière secret au chapitre 9. Une enquête à deux voix et l’un des plus beaux textes de l’ouvrage… Les corps de 27 étudiants chinois reposent sous un parking à vélo de l’université. Ces jeunes gardes rouges se sont entretués sur le campus pendant la révolution culturelle. Fantômes de l’histoire officielle comme des dizaines de millions de Chinois, un autre de ces moucherons obstinés tente de préserver leur mémoire.

"Soeur courage"

Immersion dans la Chine profonde, les reportages rassemblés dans ce livre ont été écrits entre 2010 et début 2014. Certaines de ces histoires ont été rapportées par d'autres correspondants étrangers en poste à cette période, certaines sont inédites. Et si l'on peut regretter l'absence des moucherons ouïghours et ceux du plateau tibétain, cette dernière est compensées par d'heureuses surprises. Il nous est ainsi arrivé de rencontrer des femmes imams dans cette Chine intérieure autrefois décrite par Frédéric Bobin, mais nous n’avions pas entendu parler des femmes prêtres. Ne manquez pas « sœur courage » au chapitre 4 ! Ma Lin, quarante trois ans, « élevée à coups de ceinturons ». Une boule d’énergie malgré les cicatrices, une rebelle face à l’église officielle. Et là encore, c’est la corruption qui est l’élément déclencheur de la révolte. En l’occurrence, un repas entre un curé et un cadre du parti qui se termine par une addition à 1 500 yuans, l’équivalent de deux salaires à la campagne.

Fable moderne

Impossible de se défaire de la corruption affirme l’écrivain Murong Xuecun, elle colle au régime chinois comme la laque au pinceau du calligraphe. Une véritable saloperie, tout comme l’injustice que l’on retrouve à toutes les pages de ce livre. Exemple avec cet enfant surnuméraire qui paie les pots cassés de la politique de l’enfant unique : Pas de papier = pas d’école = pas d’amis = pas de travail. Ou encore avec ces pêcheurs, victimes des pirates, qui peinent à obtenir réparation au tribunal. Mais pas le temps de s’apitoyer ! Car c’est aussi de débrouille dont il s'agit ici. De tous ces témoignages d’indociles, nous ressortons grandis. Ce qui n’écrase pas le moucheron, le rend plus fort : Fable moderne sur la Chine d’aujourd’hui, le Tigre et le Moucheron est aussi une formidable leçon de vie.

 

A (RE)ECOUTER sur RFI : L'émission 7 milliards de voisins d'Emmanuelle Bastide avec Jordan Pouille et Pierre Yang.

 

 

 


 

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