Yan Lieshan :"La liberté d'expression en Chine n'est plus qu'une question de temps"
Dans le cadre d'un reportage consacré à la fronde des journalistes en Chine, diffusé jeudi 7 février sur la radio mondiale, nous ouvrons cette semaine le blog aux confrères chinois. Un mois après la grève des rédacteurs du Nanfang Zhoumo, quel est l’état d’esprit d’une profession confrontée à la fois aux mutations de l’ère internet et à la propagande toujours omniprésente dans un pays pourtant en pleine transition. La censure du numéro spécial de fin d’année du grand hebdomadaire de Canton a été la goutte d’eau qui a fait déborder l’encrier. Un acte vécu par les rédactions comme une véritable humiliation dans la Chine du ½ milliard d’internautes. Bonjour Yan Lieshan...
Nanfang Big Bang / Yan Lieshan / Photo SL
► Vous êtes l'un des nombreux anciens rédacteurs du Nanfang Zhoumo, c'est pas un métier que l'on éxerce très longtemps visiblement (rires). Vous êtes en tous cas le premier journaliste de l’hebdomadaire à vous exprimer sur cette affaire. On a beaucoup entendu la société civile et les activistes, comment la rédaction a vécu l’évènement ?
« C’est tout simplement une explosion de rancœurs accumulées depuis bien trop longtemps. Les rédacteurs ont laissé parler leur cœur. Ils n’ont pas pu se contrôler cette fois, car la façon d’agir du bureau de la propagande a dépassé les bornes. Comme chaque année, l’édition spéciale du nouvel an du journal était prête à partir à l’imprimerie. Les journalistes étaient pour la plupart déjà partis en vacances, mais au dernier moment les directeurs du bureau de la propagande ont fait part de leur mécontentement et ont convoqué le rédacteur en chef et son adjoint. Ils ont demandé de nombreuses modifications. La censure avant publication est illégale, cela a profondément choqué la rédaction d’autant que c’est arrivé après le XVIIIème Congrès (Ndlr. du Parti communiste chinois) et qu’on s’attendait à un relâchement de la censure justement. »
► Il y a un plus d’un an, on a pu vous voir dans votre bureau au sein du journal. Aujourd’hui vous avez préféré nous donner rendez-vous dans un café, l’affaire reste sensible ?
« C’est une affaire qui dépasse le Nanfang Zhoumo en réalité, et même le groupe Nanfang (NDLR : Groupe de presse dont le siège est basé à Canton et réputé pour sa liberté de ton). C’est devenu un mouvement social qui a rassemblé au-delà du milieu des journalistes. Les pour et les contre sont venus manifester devant le journal. Beaucoup nous ont soutenu, mais d’autres sont venus nous insulter en nous qualifiant de « traitres à la nation ». L’affaire a explosé le 3 janvier dernier, j’étais alors en déplacement à Taiwan. Quand je suis rentré, il y avait encore de nombreux policiers en civils et des membres de la police armée devant nos locaux. Désormais ils sont partis, mais il reste quelques agents en civils et des motos de police qui font des patrouilles. »
► Parmi les actes de résistance face à la censure, on a évoqué l’affaire des codes du site internet du journal
« Comme de nombreux médias, le Nanfang Zhoumo dispose d’un compte weibo officiel (Ndlr. Equivalent de twitter en Chine) qui exprime la position du journal. Ce compte internet est géré par Wu Wei, l’un des responsables du site internet. Evidemment, ce dernier dispose du code d’accès. Ce qui s’est passé c’est que les autorités lui ont demandé de modifier lui-même le contenu des articles. Il a refusé. C’est donc Huang Can, un rédacteur en chef membre du parti et aux ordres des autorités, qui s’en est chargé. Il voulait même faire une annonce pour dire que Tuo Zhen (Ndlr. Le chef de la propagande de la province du Guangdong) n’était pour rien dans ces changements. Wu Wei n’a pas eu d’autres choix que d’accepter puisqu’il s’agissait de son supérieur. Mais avant de lui donner le code, il a écrit qu’il remettait le code au bureau de la propagande et que tout ce qui serait publié n’avait plus rien à voir avec lui. Les lecteurs ont tout de suite compris. »
► La censure ne date pas d’hier, pourquoi la fronde arrive maintenant ?
« Parce que la façon d’exercer le contrôle sur les médias est en train de changer. La politique de réforme et d’ouverture, le développement économique ont permis aux Chinois de prendre conscience de leurs droits. Il y aussi le développement fulgurant de l’internet. Les articles et les images circulent sur le réseau. Ils peuvent contrôler les personnalités qui ont de l’influence, mais c’est impossible de vérifier les comptes de 500 millions d’internautes. Et puis les journaux ont changé. Avant il n’y avait que des médias officiels délivrant la bonne parole du parti, auxquels étaient abonnés les administrations. Quand les premiers quotidiens privés sont apparus, comme le Nanfang Ribao (Ndlr. ‘Quotidien du sud’), il a fallu s’appuyer sur la fidélité des lecteurs. Ces journaux se sont donc retrouvés confronté à la fois à la pression du marché et aux pressions politiques. C’est un exercice d’équilibriste, car d’un côté l’Etat pousse à la libéralisation de la presse, mais dans le même temps les autorités veulent garder la main sur l’éditorial. C’est forcément antinomique ! Tous les responsables de rédaction doivent répondre aux convocations du bureau de la propagande. Si cela ne suffit pas, il y a ce qu’on appelle la censure après publication. Les rédacteurs en chefs doivent faire leur autocritique. Les récalcitrants sont licenciés et les certaines publications sont fermées. Comme le Nanfang Zhoumo jouit d’une grande influence en Chine, il est aussi parmi les plus surveillés. Depuis que je suis arrivé dans le journal en 1995, la direction a été changée cinq fois. Les journalistes et les rédacteurs vont et viennent. Il y a beaucoup de haine et de ressentiment. »
► On a beaucoup parlé également du chef de la propagande de la province réputé pour sa dureté
« Tuo Zhen vient de Pékin et son contrôle dépasse largement ce que se faisait avant. D’abord il censure avant la publication. Il veut connaître tous les sujets de reportages et les thèmes qui seront abordés dans la prochaine édition. Il dit ce qui lui va ou non. Ensuite, une fois que le journal est imprimé il dit ce qui selon lui est aux normes ou non. Il se moque complètement du travail de la rédaction et de l’énergie mise dans nos articles. »
► Le chef de la censure est toujours à son post aujourd’hui…
« C’est normal qu’ils n’aient pas voulu le transférer ailleurs tout de suite. Cela dit, c’est quand même une perte de face. L’autorité d’un directeur se fonde sur sa réputation, or aujourd’hui tout le monde le déteste. Les autorités vont attendre un peu avant de régler son cas. Si on se met à répondre immédiatement à ce que demande le peuple quand il proteste, cela devient risqué (rires). Pour les journalistes en tous cas, même si on pas gagné, on a au moins atteint notre principal objectif qui était de ne pas céder sur la censure avant publication. »
► Certaines personnalités qui ont soutenu le Nanfang Zhoumo, dont l’artiste Ai Weiwei ont demandé à ce qu’un compte rendu des négociations entre les autorités et la rédaction soit publié. Pourquoi ne pas le faire ?
« Parce qu’on sait déjà tout. C’est impossible de rapporter minute par minute les discussions avec les autorités. En revanche, il y a une personne qui s’occupe de relire les articles au sein du groupe Nanfang. Il s’appelle Zen Li et sur son compte weibo il répond au pseudo de ‘Liushi Buhuo’. Ce compte a été fermé, mais il en a rouvert un autre compte sous le pseudo ‘Liushi Huantong’ où il a publié tout les processus de censure exercé depuis des années sur le journal. Un contrôle qui s’est encore renforcé après l’arrivée de Tuo Zhen dans le Guangdong. Depuis son arrivé, 1034 articles ont été censurés. C’est donc déjà très transparent. »
► Le métier de journaliste est il toujours aussi difficile en Chine ?
« Cela dépend du journalisme (rires) que l’on veut faire. Il y a beaucoup de journalistes chinois qui fonctionnent comme les officiels de la propagande. Ils font ce qu’on leur demande, ils suivent les consignes et leur vie est très facile. En revanche, pour les journalistes professionnels qui ont fait de la vérité une profession de foi, c’est beaucoup plus compliqué. Quand la pression est trop forte, on peut changer de métier ou on essaye de poursuivre le métier sur internet. Il n’y a pas beaucoup de choix en réalité. Là où il y a de la répression, il y a forcément lutte ».
► Quand est-il de l’autocensure au sein du journal ?
« Elle existe bien sûr, tout simplement parce que chaque ligne d’un article est vérifié par les chefs de départements, puis les rédacteurs en chef. Depuis 2008, le Nanfang a ainsi une équipe qui examine les contenus du journal. Après savoir s’il y a des espions au sein du journal c’est difficile à dire ? Le Nanfang Zhoumo est une filiale du Nanfang ribao (Ndlr. ‘Quotidien du Sud’), et c’est un journal du Parti communiste chinois. Il y a donc de nombreux adhérents au Parti qui font des rapports aux directeurs probablement. Même des sites d’informations privés comme Tencent ont des membres du Parti en leur sein, donc l’auto censure existe forcément. »
► Comment voyez-vous l’avenir de la profession ?
« Je pense qu’on finira par obtenir la liberté de la presse. Je n’ai personnellement aucun sentiment de frustration. Après toutes ces années, on continue d’avancer en chancelant, mais on avance. Si les autorités n’ont pas relâché leur contrôle, la liberté de parole n’a pas cessé de gagner du terrain. La Chine a fait beaucoup de progrès dans ce domaine depuis vingt ans. Aujourd’hui, j’accepte de te rencontrer et de répondre à tes questions. Jamais je n’aurais pu accepté une interview d’un média étranger il y a dix ans. Il y a encore beaucoup de gens qui sont plus courageux que moi et qui partent travailler à l’étranger ou qui accepte de rencontrer la chancelière allemande par exemple (Ndlr. Angela Merkel a demandé à rencontrer les journalistes du Nanfang lors de sa visite à Canton l’année dernière). En 1996, j’ai écrit un article qui critiquait le fait d’encourager le sentiment nationaliste. Mon article s’intitulait : « La Chine peut dire Non ». Le consulat de l’ambassade américaine m’a alors invité. Je n’ai pas osé accepter car je craignais de perdre un travail auquel je suis très attaché. »
► Avez-vous souvenir des moments où vous avez été confronté directement à la censure ?
« Il y en a beaucoup. Je suis arrivé au Nanfang Zhoumo en 1995. En octobre 1998, le bureau central de la propagande centrale a envoyé des agents dans la province du Guangdong. Ils ont donné l’ordre de me virer. Ils m’ont retiré mon titre de rédacteur en chef sans donner de raison. J’ai donc pris un pseudo pour continuer à écrire en tant que simple rédacteur jusqu’à 2004 et puis j’ai continué à écrire dans d’autres médias. Ensuite, toujours sans raison, ils ont autorisé à ce que mon nom réapparaisse. Si on veut garder notre liberté de parole, il faut être prêt à quelques sacrifices. Xiao Shu, ancien chroniqueur du Nanfang Zhoumo a lui été contraint de démissionner de son poste, mais il écrit dans d’autres journaux. Même chose pour Chang Ping du Nanfang Dushibao (Ndlr « Métropolitain du sud ») qui vit désormais en Allemagne. Disons qu’il y a des choses qui ne changent pas. Les autorités ont peur de perdre le contrôle. Ce genre de réactions excessives existait déjà pendant la période de la lutte des classes sous Mao. A chaque fois qu’ils sont mécontents, ils te collent le chapeau de ‘force hostile à la Chine’. Il y a un ancien proverbe chinois qui dit que la parole est comme l’eau. Il faut prévenir ce qui sort de la bouche du peuple un peu comme les inondations. Le maintien de la stabilité reste donc la priorité des dirigeants et cette façon de penser n’a guère évolué. Jusqu’à la tenue des deux assemblées en mars prochain, les responsables de la propagande, Liu Yunshan, Liu Qibao ou des gens comme Tuo Zhen, maintiendront la pression. Lorsque Li Chengpeng (auteur du livre ‘Le monde entier le sait’) a tenté d’organiser une rencontre avec ses lecteurs de l’université de Zhongshan, la réunion a été annulée la nuit qui a précédé la conférence. Ils ont prétexté que la sécurité anti incendie n’était pas suffisante. Une dizaine de voiture de police ont bloqué la route et l’ont empêché d’entrer. »
► Que pensez-vous des nouveaux dirigeants chinois ?
« Il ne faut pas tout attendre des dirigeants. Dans le rapport du 17ème congrès, le gouvernement central annonçait déjà le droit à l’information et la liberté d’expression. Ce sont des belles paroles, il faut maintenant les réaliser ! Ce qui est sûr c’est que tout nouveau dirigeant veut changer les choses et laisser sa marque dans l’histoire. L’empereur Jia Yi a relâché Hai Rui (officiel de la dynastie des Ming mis en prison par l’empereur précédent). Dans un autre genre, l’empereur Qian Long a tué He Shen (haut fonctionnaire corrompu) quand il a pris ses fonctions. Xi Jinping (Ndlr. Le secrétaire général du PCC sera désigné Président en mars par le parlement) a lui reprit la route de Deng Xiaoping dans le sud. Il s’est rendu à Shenzhen pour dire qu’il allait mener une politique de réformes et d’ouverture. Mais le nouveau gouvernement n’a même pas pris ses fonctions qu’on assiste déjà une répression dans les médias. Le Nanfang Zhoumo puis le Xinjingbao (Ndlr. Les Nouvelles de Pékin ont soutenu le quotidien du Sud pendant la grève.) L’évènement a fait beaucoup de bruit. Des personnalités comme Li Kaifu (ex-patron de Google Chine), Annie Yi (chanteuse et actrice) se sont mobilisées pour le journal. On espère que la Chine pourra changer de système dans la paix et qu’il y aura une bonne communication entre les autorités et le peuple. La liberté d’expression est un droit constitutionnel et on attend qu’il soit pleinement appliqué. Ce n’est qu’un espoir pour l'instant, mais c’est sûr qu'il se réalisera un jour. Ce n’est plus qu’une question de temps et on est patient. »
Propos recueillis par Hong Anqi et Stéphane Lagarde
Le temps de la radio et ses formats sont parfois réducteurs pour raconter une région où tout change tout le temps.
Au travers de ce blog, je vous invite à partager mes rencontres, mes voyages et les 1000 petits riens qui font le quotidien, forcement subjectif, d’un passionné d'Asie.