Chine : Toujours sans ma fille

Encore un dimanche soir de tristesse pour les  correspondants de presse en Chine. Un dimanche à ne pas laisser tomber le clavier, malgré l’heure et la fatigue d’un lendemain de réveillon à prolongation. On s'apprêtait a éteindre l'ordinateur quand un message de l’assistante du bureau de RFI a fait tressaillir le téléphone : « Bonsoir Stéphane, le verdict de l’enfant volée est tombé. La famille a perdu. » Ce soir, une famille chinoise est plongée dans le désespoir.

 
C’est souvent au paradis que surviennent les tragédies les plus noires. Le drame remonte à un peu plus de dix-huit ans. « Ma fille est née dans la nuit du 28 mai 1995, à 2h50 du matin » se souvient Xiao Feng'e. C'est comme si c'était hier. Elle n'a rien oublié de son accouchement Xiao Feng'e et surtout des jours qui ont suivi. Comment pourrait-il en être autrement, quand une mère déclare s'être fait voler son enfant ? Depuis ce printemps 1995, tout s’est arrêté dans la famille Liu (nom du père). La Chine s’est totalement transformée depuis, mais ici rien n’a changé. La maison familiale est restée figée dans cette injustice originelle.
 
Photo SL / La mère de "l'enfant volée", Xiao Feng'e
 

Décor de carte postale

Sur le sol en terre, des trous et un gros marteau en bois signalent la présence de rongeurs. Monsieur Liu est parti chercher du charbon pour le « kang », le grand lit en briques qui sert à la fois de lieu de vie et de foyer dans les maisons paysannes de la Chine du nord. A coté des étagères sur le mur, un calendrier postal avec des photos d’îles et un slogan « Diaoyu est à nous ! » C’est ici la seule concession à la modernité, l’archipel disputé au Japon en mer de Chine orientale est omniprésent dans les journaux chinois depuis maintenant plus d’un an. La lourde porte à l’entrée de la cour grince, Xiao Feng’e vient nous accueillir. Handicapée de naissance, la maman se tient debout sur ses béquilles. Elle nous  invite à venir discuter près du grand lit chauffant. Cheveux mi-longs, anorak, bol de thé fumant, madame Xiao est bien décidée à la déballer une nouvelle fois cette histoire qui a fini par hanter tout le village.
 
Photo SL
 
 
Nous avons entendu parler pour la première fois de la famille Liu dans les Nouvelles de Pékin. « A Anxin dans le Hebei, une fille née hors de la politique de l’enfant unique a été enlevée » titrait alors nos confrères. Nous avons contacté l’avocat de la famille, et c’est le fils qui est venu nous chercher. Paradis, on vous dit ! Il faut compter une vingtaine de minutes en bateau à moteur au milieu des roseaux séparant les avenues d’eau de Bai Yang Dian pour parvenir chez les Liu. Une véritable carte postale à traverser : Le lac où serait tombé l’empereur Qian long est considéré comme l’une des perles de la Chine du Nord.
 
 Photo SL
 

Cruauté de la politique de l'enfant unique 

400 000 personnes vivent sur cette petite mer intérieure de 366 km2. La population triple l’été nous dit-on avec l’arrivée des touristes. Nous sommes dans l’un des lieux de villégiatures préférées des habitants du grand Pékin. Des riches villas construites par des Pékinois ont bourgeonné ces dernières années. Le plus souvent leurs propriétaires n’y viennent qu’aux beaux jours ou pour échapper aux semaines de grandes pollutions sur la capitale. En cette fin du mois de novembre, le lac de Bai Yang Dian est tranquille. Les barques en bois frôlent les roseaux. Un palais désaffecté semble surgir des eaux (photo ci-dessus), version lacustre du « domaine mystérieux » du Grand Meaulnes. Les pêcheurs vérifient les casiers à poisson, d’autres ramassent la végétation des berges qui finira en chaises et en tapis dans les habitations.
 
C’est pourtant ici au milieu de ce paysage magnifique qu'est survenue cette horrible histoire. Il y a dix-huit ans, la petite sœur de Liu Lingqun a disparu.
 

 

Depuis, la famille Liu se bat pour retrouver l’enfant. Problème : A chaque fois qu’elle demande des informations aux autorités locales, elle se heurte à un mur. Les parents ont déjà un fils (28 ans aujourd’hui) et une fille (27 ans). Dans un pays qui interdit les familles nombreuses, le troisième enfant était forcément synonyme d'ennuis. Nous sommes en 1995, la politique de l’enfant unique bat son plein et particulièrement sur cette île perdue aux milieux des nénuphars et des roseaux. Dans les campagnes, les potentats locaux sont jugés sur l’application du planning familial. « A l’époque, c’était une pratique commune explique Lin Feng, l’avocat de la famille. Les directives de la politique de l’enfant unique étaient très strictes et les cadres locaux craignaient de perdre leur boulot si les quotas n’étaient pas respectés. Ils ont parfois appliqué la loi de manière très cruelle. » 
 

Photo SL / Slogan de la politique de l'enfant unique sur les murs du village

 

Slogans du planning famillial 

La place manque sur les îles du lac Bai Yang Dian. Les maisons en pierres sont au coude-à-coude, et le village de Qantou (district d’Anxin) ressemble à un joli labyrinthe. Un lieu où la politique de l’enfant unique a viré à l’obsession. Quand vous tapez le nom du bourg sur les moteurs de recherche chinois, des documents concernant les directives du planning familiale arrivent immédiatement après la description géographique des lieux. Des diplômes honorifiques ont été attribués aux parents qui ont eu moins de deux enfants et des troupes célèbres seraient venues promouvoir les vertus prônées par le planning familial au travers de spectacles. Slogans en gros caractères rouges, fresques et tableaux noirs indiquant les objectifs à tenir, les murs de briques sont encore aujourd’hui recouverts par ces inscriptions liées au contrôle des naissances. Si ces ruelles étroites pouvaient témoigner, ce serait à coup sûr pour pleurer.
 
Photo SL / Slogan appelant à la limitation des naissances.
 
 
Car c’est bien d’un enlèvement planifié dont parle aujourd’hui la famille Liu. « Ils avaient décidé de nous prendre notre bébé et à aucun moment on ne nous a dit pour l'amende » jure le père Liu Laogen. Les souvenirs sont ici comme le lait sur le feu. Madame Xiao les contrôle autant qu'elle le peut, car la colère menace à tout moment de déborder. « De nombreux parents ont eu trois enfants dans ce village poursuit cette denière. Les mots sortent doucement, puis s'emballent, s'échappent par jets entiers : Quatre ou cinq familles ont eu trois enfants l’année même où ils ont enlevé ma fille ! Ces familles ont payé l’amende et elles ont pu garder leur enfant. Xiao Feng'e ne respire plus, elle cri sa douleur: Il y a eu plusieus cas dans le village... A nous, il ne nous a même pas été fait mention de l’amende. On nous a pris notre enfant ! » Nous voilà donc onze jours après l’accouchement. Le père est convoqué par les autorités locales. Petit blouson fermé jusqu’au col, cheveux coupés de près, nous avons devant nous un homme qui pendant dix-huit ans a maudit les joncs, qui chaque jour a imploré le ciel pour que sa peine disparaisse dans les eaux du lac. Mais les eaux sont restées impassibles, et la peine est toujours aussi lourde, toujours aussi profonde. Le mal l'accompagne dans sa barque lors de la relève des filets, jusque dans son sommeil.  
 
Photo SL / Liu Laogen à droite et son fils Liu Lingqun à gauche.
 

Le vieil homme et l’amer

Comme de nombreux hommes du district, monsieur Liu est pêcheur. La scène de ce mois de juin 1995 est restée gravée dans sa mémoire : « Onze jours après la naissance de ma fille, ils m’ont attaché à un arbre raconte Liu Laogen. Le chef du village a crié : Vous avez fait trois enfants ! C’est illégal !’ Une représentante de l’association des femmes du village a alors affirmé : ‘Je connais une marchande de tissus qui ne peut pas avoir d’enfants, il faut lui donner !’ Puis ils m’ont demandé : ‘Est-ce que c’est votre fille ?’ J’ai dit oui. Ils m’ont giflé: ‘C’est bien votre fille ?’ J’ai dit oui et ils m’ont battu encore. » Le lendemain de la séance d’humiliation publique, le portail de la cour des Liu grince à nouveau. « Un fonctionnaire du village et deux femmes du planning familial que je ne connaissais pas sont venus raconte encore le père. Ils ont pris notre enfant, et ils ont déposé 400 yuans sur la table avant de partir. »
 
 Photo SL. Un village du lac Bai Yang Dian.
 
 
400 yuans (un peu plus de 50 euros aujourd’hui), ce qui représente une assez grosse somme pour l’époque. Pour les parents, cette poignée de billets froissés laisse entendre que leur fille a été vendue, au mieux à un couple sans enfant, au pire à des trafiquants. Xiao Feng’e tourne dans ses doigts deux vieilles photos. Sur la première, une mèche de cheveux ; sur l’autre, le cordon ombilical de sa deuxième fille. C’est à partir de ses deux éléments qu’elle a fait procéder à un test ADN prouvant son lien avec son enfant disparu dit-elle. C’est d’ailleurs les seules traces qu’elle a pu conserver de sa fille. Dans les familles paysannes en Chine, la tradition veut qu'on prenne une photo du nouveau né 100 jours après sa naissance. Il n’y a donc pas d’image de l’absente. Les parents n’ont même pas eu le temps de lui donner un nom. Et depuis dix-huit ans, la famille remue ciel et lac pour la retrouver.  Depuis dix-huit ans, les parents se battent contre les fantômes d'une politique inique de l'enfant qui a confisqué leur deuxième fille.
 
 

Photo SL. Fresque près des toilettes publiques.

 

Loi sur la transparence des institutions

« J’ai frappé à toutes les portes des villages alentour indique encore le père. J’ai été jusqu’à la grande ville de Shijiazhuang, et même jusqu’à Pékin ! Un mois après l’enlèvement de notre enfant poursuit Liu Laogen, on s’est rendu au planning familial. Ils nous ont répondu qu’ils ne savaient pas où elle était. » « Ils ont pris ma fille et ils ont pris mon cœur mouline Xiao Feng’e dont la voix n’est plus que sanglots. J’étais très triste à la vue des 400 yuans laissés sur la table. Ils ont enlevé ma fille et je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait. Ils l’ont peut-être vendue ? Elle est peut être prostituée aujourd’hui ? Tout ce que nous voulons, c’est la revoir. »

Les faits sont anciens et c’est une loi de 2007 sur la transparence des institutions qui a permis d’ouvrir cette nouvelle plainte, avec peut-être un infime espoir pour les parents de retrouver leur fille. Dans le gros dossier rassemblé par l’avocat de la famille, une lettre du gouvernement local prouve que « les autorités n’ont pas noté le nom des parents adoptants ». Une conversation enregistrée entre un responsable du gouvernement de Baoding et un journaliste du Quotidien de la loi laisse également transparaître « une certaine responsabilité des autorités » ajoute maître Lin Feng.      
 
Le cas de la famille Liu a été rapporté par plusieurs télévisions régionales.
 

Négligence et abus de pouvoir

Suite à cette nouvelle plainte déposée devant le tribunal de Gaobeidian, une télévision de Shenzhen (sud est de la Chine) a évoqué la disparition. Des reporters de l’agence Chine Nouvelle ont même passé trois jours dans le village à enquêter raconte Liu Lingqun. La réouverture du procès et l’intérêt qu’elle a suscité chez les journalistes a relancé l’espoir. « C’est le premier procès depuis des années sur la politique de l’enfant unique précise l’avocat de la famille. » Car c’est bien de négligence dont sont accusées les autorités locales dans cette affaire, quand les agents du bureau du planning familiale sont eux soupçonnés d’abus de pouvoir.
 
Photo SL : tableaux indiquants les objectifs du planning famillial.
 
 
Ce week-end avait pourtant bien commencé. Ce samedi 28 décembre, le Conseil des Affaires d’Etat a validé l’assouplissement de la politique de l’enfant unique introduite dans les années 70. Une politique qui aurait empêché 400 millions de bébés Chinois de voir le jour dans sa version la plus stricte (chiffre officiel et controversé), et qui autorise désormais un deuxième enfant aux couples sous certaines conditions. Mais l’espoir est vite retombé. Dimanche, la cour de Gaobeidian a jugé que les faits étaient trop anciens et que les accusations manquaient de preuves. Sur la route qui mène à l’embarcadère, un pick-up transporte des chevaux blancs en papiers destinés à être brûlés lors de funérailles comme le veut la tradition du respect des ancêtres. La famille a fait appel du jugement. « Tant que ma soeur n'est pas là confie Liu Lingqun, nous ne pouvons pas nous résigner. »
 
 
 
Stéphane Lagarde on Twitter : www.twitter.com@StephaneLagarde
 
 
Actualisation du billet :
 
Beijing News 2 janvier 2013 Ce jeudi, les policiers sont venus prélever des échantillons de sang dans la famille Liu lagoen. Une enquête a été ouverte auprès du commissariat de Anxin pour retrouver "l'enfant volée" 18 ans après sa naissance. Lire les Nouvelles de Pékin ICI
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Actualisation du billet :

AFP 16 janvier 2013 La cause perdue de la Quête des enfants enlevés