Cheng Yizhong : « En Chine, certains officiels considèrent encore les journalistes comme des ennemis. »

Dans le cadre d'un reportage consacré à la fronde des journalistes en Chine, diffusé jeudi 7 février sur la radio mondiale, nous ouvrons cette semaine le blog aux confrères chinois. Un mois après la grève des rédacteurs du Nanfang Zhoumo, quel est l’état d’esprit d’une profession confrontée à la fois aux mutations de l’ère internet et à la propagande toujours omniprésente dans un pays en pleine transition. La censure du numéro spécial de fin d’année du grand hebdomadaire de Canton a été la goutte d’eau qui a fait déborder l’encrier. Un acte vécu par les rédactions comme une véritable humiliation dans la Chine du ½ milliard d’internautes. Bonjour Cheng Yizhong…

 
Nanfang Big Bang 3 / Cheng Yizhong / Photo SL
 
 
► Vous êtes aujourd’hui directeur général d’iSunTV et du magazine iSunAffairs à Hongkong. Vous avez suivi de près les évènements de Canton, et pour cause… Dans une vie pas si lointaine, vous dirigiez la rédaction du Nanfang Dushibao. Un exercice périlleux qui vous a mené en prison en raison notamment de reportages sur l’épidémie de SRAS. Vous avez reçu en 2005 le prix mondial de la liberté de la presse. Quel regard portez-vous sur cette fronde des journalistes ?   
 
« D’abord mon arrivée à la direction d’iSun Affairs a évidemment un lien avec tout ce que j’ai fait avant. Depuis l’affaire Nandu (journal métropolitain du sud) en 2004, j’ai compris que je ne pouvais plus rester dans le groupe Nanfang. J’ai démissionné en 2006, pour rejoindre le groupe de média Caixin, dirigé par Hu Shuli. J’ai alors pris en charge le magazine Sport Illustrated, dans sa version chinoise. Après trois ans passé à couvrir le sport, j’ai souhaité revenir à une actualité plus tournée vers la vie sociale. En 2009, j’ai rejoint le groupe de média hongkongais Asia TV en tant que directeur et investisseur. C'était pour moi l’opportunité de revenir sur le terrain du hard news. Parce que cette télévision est à Hongkong, elle a une plus grande liberté de ton que les chaîne de Chine continentale. » 
 
► Un journalisme plus tranquille, sans contraintes ?
 
« Il n’y a pas les pressions que nous pouvons connaitre en Chine continentale, mais il y en a d’autres. Très vite je me suis rendu compte de la réalité : Il y avait alors une grande distance entre l’esprit des investisseurs et la télé que nous faisions. J’ai démissionné après avoir passé moins d’un an dans l’entreprise. J’étais toujours en contact avec plusieurs médias de Chine continentale, mais j’en suis arrivé à la conclusion que je ne pourrai pas faire grand-chose si je rentrai. C’est à ce moment là que Chen Ping (patron du groupe iSun) m'a invité à rejoindre ses équipes. »
 
► Comment traiter de l’actualité en Chine continentale depuis vos bureaux de Hongkong ?  
 
«  Ce n’est pas réellement un problème, sachant que la plupart des rédacteurs au sein du magasine viennent de Chine continentale. Beaucoup viennent ici après une longue expérience au sein des médias chinois. Nous disposons par ailleurs de reporters sur le continent, à Hongkong et à Taiwan. »
 
► Quelle est la ligne éditoriale d’iSun Affairs ?
 
« Rapporter les faits et dénoncer les injustices, nous voulons être un media influent, un media de référence en matière d’information. Compte tenu de notre liberté de ton nous espérons aller plus loin sur certaines affaires, que nos concurrents restés sur le continent. »
 
► Qu’est-ce que cela fait de pouvoir écrire librement ?
 
« Pas grand-chose au fond, car je n’ai pas changé ma façon de travailler. Quand j'étais en Chine continentale, je ne pouvais pas toujours m'exprimer directement mais pour le choix des sujets j’ai toujours été libre. Cette envie de défendre une expression libre n’est donc pas nouvelle, même si nous ne pouvions pas l’exprimer. Aujourd’hui, on n’a plus besoin de penser à la contrainte politique. »
 
► Les autorités ont qualifié l’hebdomadaire Nanfang Zhoumo de « force étrangère hostile » à la Chine. Qu’est-ce que cela vous évoque ?
 
« Ce ne sont que les vieilles sornettes habituelles et cela ne vaut même la peine d’être commenté (rires). Avec le réveil des consciences en Chine, de plus en plus de Chinois feront partie de ces ‘puissances hostiles’ comme ils disent. Les autorités se dupent elles mêmes. A chaque fois que des gens manifestent, portent une pétition devant le pouvoir central où critique le gouvernement dans un weibo (Ndlr réseau social chinois équivalent de twitter), il s’agit forcement d’une ‘puissance hostile’. C’est aussi la preuve que le nombre de leurs ennemis augmentent. Quand les citoyens chinois surmonteront leur peur, il y aura de plus en plus de monde dans les rangs des « forces hostiles » et la puissance en question sera capable de changer un système politique gangréné par la corruption. Le changement en Chine viendra de ces « forces hostiles ». Le grand problème de ce régime de parti unique c’est qu’il ne cesse de s’enfoncer dans la boue de l'injustice, se transformant lui-même en criminel. Le régime a décidé de rompre avec les valeurs universelles (liberté, droits de l'Homme) qui ont été remplacées par ce concept très nationaliste de ‘force hostile de l'étranger’. Du coup, toutes les demandes de justice terminent au panier. »  
 
► Que pensez-vous de cette « force hostile » qui se met en grève contre la censure ?
 
« Je pense que ce qui c’est passé avec l’affaire du Nanfang Zhoumo est très important. C'est un événement politique majeur. L’un des plus importants mouvements de contestation depuis 1949, en dehors de la répression de Tiananmen le 4 juin 1989. Les journalistes se sont soulevés contre une autorité qui étouffe la liberté d’expression. Les lecteurs sont venus soutenir le journal et c’est devenu un mouvement citoyen. C'est la première fois que les Chinois protestent aussi ouvertement contre la censure et pour la liberté de la presse. Ce mouvement a permis de révéler au grand jour les méthodes de la censure. C'est un moment de tension pour le système de parti unique. Et cette tension devrait prendre de l’ampleur ».
 
► Les journalistes ont surtout dénoncé la censure avant publication considéré comme « illégale ».  
 
« C’est la grande erreur du chef de la propagande de la province du Guangdong. En censurant le numéro spécial nouvel an du Nanfang Zhoumo avant sa publication, il a provoqué la colère des rédactions. Mais ce n’est pas le seul type de censure dont usent les autorités pour distordre la vérité.
 

Il existe 8 types de censures aujourd’hui en Chine…

 
1. La création d’un média est d’abord soumise à autorisation. C’est la première forme de censure et elle vaut pour les journaux, les magazines, les radios et télévisions comme pour les sites internet. Sans licence, impossible d’exister ! Or l’examen administratif qui permet d’obtenir cette « autorisation de gestion » est en fait sous la supervision du bureau de la propagande. 
 
2. Le pouvoir de nommer et de révoquer les personnels est le deuxième moyen de pression utilisé par les autorités. Le Pati communiste chinois a un droit de regard sur l’emploi des personnes travaillant dans les médias. C'est en réalité le bureau de propagande dans chaque province qui donne son approbation à la nomination des chefs de bureau, du rédacteur en chef et des différents postes d’encadrement.
 
3. La carte de presse est aussi un moyen de pression évidement. Tous les rédacteurs doivent justifier d’un certificat de travail pour pouvoir exercer cette profession. Il y a encore quelques années, les postes de direction étaient également associés à des stages de formations avec une bonne dose d’idéologie.
 
4. Les pressions judiciaires. Cette quatrième censure est invisible, mais elle est constamment employée. Le parti communiste n’arrête pas de créer des lois qu’il applique de manière floue. De cette façon, tout le monde devient victime car personne ne peut respecter la loi. Cette une menace permanente qui tombe comme un couperet dès que l’on ne respecte pas les consignes. Quand ils n’ont pas d'autres moyens, ils ont recours à la justice pour se venger de médias et de rédacteurs en chef désobéissants.
 
5. La censure après publication. Tous les mois, les agents du ministère de la propagande font des rapports sur les médias qu’ils supervisent. S'ils découvrent un article problématique, ils vont écrire ou faire écrire des articles pour le critiquer et pointer du doigt son « problème idéologique ». Cet article sera distribué aux membres du bureau politique de PC et aux secrétaires du parti dans chaque province. J’ai reçu ce type d’avertissements plusieurs fois. Le gouvernement décide des sanctions contre les responsables des médias incriminés sur la base de ces rapports.
 
6. Les interdictions. Tous les bureaux de la propagande, quelque soit leur niveau, ont le pouvoir de délivrer des interdictions. Ils disent cet article ne nous convient pas, nous ne voulons pas de ce type de reportage etc. A l’époque de l’épidémie de SRAS, on recevait ce type d’interdiction au moins dix fois par jour. Ca c’est interdit, ça aussi, ça il ne vaut mieux pas en parler… Vous trouvez un nouveau cas de contamination, et vous ne pouvez pas le mentionner dans le journal. Il va de soi que l’on viole régulièrement ce type d’interdits quand on est à la tête d’une rédaction. Pendant le SRAS nous le faisions tout le temps, ils m’ont menacé. Ils m’ont dit que j’allais perdre mes primes de fin d’année, que je devrais quitter mon poste ce qui est finalement arrivé.      
 
7. Les surveillants des rédactions. Des personnes sont détachées par le ministère de la propagande au sein des rédactions pour relier les articles. Certains sont souvent des journalistes à la retraite fidèles au parti. Ils vérifient qu’on ne sorte pas des cadres imposés.  
 
8. Le comité éditorial. Le bureau de la propagande désigne ses représentants au sein du comité éditorial. Tous les articles doivent être validés par ce comité. Donc vous le voyez, ces différents par-feux finissent par former un vaste filet dans lequel il est difficile de sortir.
 
► Pourquoi la fronde est-elle venue du sud ?
 
« Les médias cantonais ont toujours été plus courageux ou moins obéissant selon le point de vue. Tous les rédacteurs en chef des médias cantonais ont été arrêtés ou condamnés en justice. Les responsables du Quotidien de Canton ont été arrêtés, même chose pour ceux du Soir de Yangcheng. Et vous avez maintenant une deuxième génération de cadres du Quotidien de Canton qui eu aussi désobéissent, qui eux aussi sont arrêtés. On a vu des responsables de radio et de télévision se faire rappeler à l’ordre, et on s’aperçoit que de très nombreux dossiers de ‘corruption’ traitées par le département de la discipline de Canton, concernent en réalité des directeurs de grands médias. »
 
► En vous voyant défendre ce métier avec passion et avec le sourire, on du mal à imaginer que vous avez passé 160 jours dans la maison d'arrêt numéro 1 de Canton…
 
« J’ai été effectivement séquestré illégalement, puis relâché en août 2004. Mais je suis loin d’être un cas isolé. Mes deux collègues Yu Huafeng et Li Minying ont été également envoyés en détention. Li Wenjiang, le directeur du Quotidien de Canton a été condamné à 12 ans de prison. Le rédacteur en chef du journal, Hou Xiangqin, à 4 ans. Son successeur, Dai Yuqin, qui vient de prendre sa retraite a également été arrêté comme d’autres cadres de la rédaction. Tous les médias cantonnais ont été victimes de ce qui ressemble à une vengeance judiciaire ».
 
► Le chef du quotidien de Canton a été condamné sur quel motif ?
 
« Ils l'ont accusé de corruption et il l’ont condamné en 2003. C’est toujours l’argument qu’il sorte quand le traitement de l’information ne leur convient pas. Parmi les cadres dirigeants en Chine, les patrons de medias sont ceux qui ont le moins de pouvoir et donc le moins de risque d’être corrompu. C’est pourtant parmi les premiers à tomber. Ils sont contre le pouvoir et ils ont peu de pouvoir, donc forcement ce sont les premiers visés. Pour de nombreux officiels, les journalistes restent des ennemis. On comprend que certains jettent l’éponge. La lutte abouti à ce que je suis devenu, ce n’est donc pas le meilleur exemple (rires). »
 
► Vous employé le terme de lutte, pourquoi êtes-vous sans arrêt sur le ring ?
 
« C'est le propre du métier de journaliste. La quête de vérité est ton identité, c’est à la fois par gloire personnelle et par responsabilité par rapport au travail. Ce sont les lecteurs qui font vivre nos médias, nous leur devons la vérité. Mais à chaque fois, les autorités utilisent tous les moyens pour te punir. Au final, beaucoup de gens perdent cette envie de lutter. Car le pouvoir ne va pas nous laisser tranquille. Ils sont très inquiets ! Cette affaire du Nanfang Zhoumo, c’est le réveil d’un volcan endormi. »
 
► Les pressions vont elles jusqu’à Hongkong ?
 
« Les pressions se font généralement sur les journalistes qui ont de la famille sur le continent. L’épouse et la famille d’un vice-rédacteur en chef de notre magasine ont été dérangés par les agents de la sécurité publique. Ils les ont appelés très souvent pour ‘boire le thé’. Ils leur disaient : ‘Votre beau fils travaille dans un journal. Votre fille réside à tel endroit et vous avez un neveu qui fait ses études ici.’ Quand les agents ont été visité l’administration où travaillait son beau père, il a craqué. Ils ont été voir le directeur de l’unité de travail de son beau père pour lui mettre la pression. Et il est aujourd’hui rentré à Pékin ».
 
► La direction du Nanfang Zhoumo a donc du souci à se faire ? 
 
« Pour l’instant ils sont protégés car l’affaire a pris une telle ampleur, que la moindre sanction serait interprétée comme une vengeance et risquerait à nouveau de polariser l’attention. Cela dit les autorités vont attendre. Les punitions, si punition il y a, viendront plus tard ».  
 
► Un journal japonais affirme que le futur président chinois, Xi Jinping, se serait prononcé contre toute mesure de rétorsion vis-à-vis des médias ?
 
« Je ne peux pas confirmer cette information et je ne sais pas d'où vient la source. Mais je pense que c'est en tous cas le souhait des Chinois. De nombreux citoyens et  même des intellectuels placent encore leurs espoirs dans un nouvel empereur. L’expérience nous prouve que c’est une erreur. Quand Hu Jintao est arrivé au pouvoir, certains affirmaient que ce serait l’heure des réformes. Résultat : On attend toujours ! Nous devons abandonner cette croyance dans un empereur bon et sage qui viendrait rétablir la justice et la paix social. La faillite du système politique chinois est structurelle. L’effet nouvel empereur est donc très limité. J’entends souvent parler de lutte des clans au sein du Parti communiste chinois dans les médias occidentaux. Là-aussi, il s’agit d’une erreur. En fait il n’y a qu’une faction dans le PCC, le parti lui-même ! Maintenir le régime de parti unique c’est leur objectif commun. Le clan des libéraux et des réformateurs au sein du parti n’existe pas. Le processus de réforme ne peut donc venir que des citoyens qui en prendront l'initiative. Le futur de la Chine dépend des citoyens et de leur volonté à changer les choses. »  
 
 
Propos recueillis par Hong Anqi, Brice Pedroletti et Stéphane Lagarde
 
 
 
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Big Bang au Nanfang, les journalistes chinois se rebellent ! Reportage RFI 07.02.2013 by Stéphane Lagarde

 
 
 
 
 

1 Comments

bon travail comme toujour monsieur stéphan... pour unj jeune bloggeur comme moi vous êtes un exemple. bon courage